Mardi 16 juin 2014, préfecture de police de Lille, premier étage.
Clara trépignait d’impatience. Assise sur un banc inconfortable, elle attendait son tour comme les dix-sept autres candidats. Ces femmes et ces hommes étaient de tous âges et de toutes conditions physiques. Quant à leur allure vestimentaire, elle était hétéroclite. L’un d’eux n’avait même pas pris la peine de s’habiller correctement ; vêtu d’un jogging vert d’eau, il semblait arriver directement de sa séance de sport… ou de son canapé.
Les consignes leur avaient été données en début de séance. Une secrétaire appellerait chaque prétendant par son nom, suite à quoi ce dernier devrait frapper à la porte et attendre qu’on lui dise d’entrer. Puis il défendrait sa candidature devant un jury constitué, elle le savait maintenant, de six personnes.
Après trois années en fac de psycho, Clara avait soudainement décidé de s’inscrire au concours de Technicien de la Police Scientifique. Son Bac S lui permettrait, elle en était certaine, de donner le change. Le nombre de places avait beau être limité, elle était convaincue qu’elle serait à la hauteur. Et surtout, elle en avait l’ambition.
Les conditions pour candidater étaient nombreuses. Tout d’abord, il fallait posséder la nationalité française, disposer de l’ensemble de ses droits civiques et être titulaire d’un baccalauréat. À l’époque, Clara avait noté avec amusement que les sportifs de haut niveau et les mères et pères d’au moins trois enfants étaient dispensés de ce dernier critère, l’administration estimant, pensait-elle, qu’éduquer plusieurs enfants était au moins aussi difficile que d’obtenir ce diplôme. Dans les préconisations figurait aussi l’étrange obligation d’avoir effectué son service national, activité qui n’existait plus depuis des années déjà, et qui n’avait jamais existé pour les femmes. Clara estima que cette condition était un vestige de l’ancienne réglementation et qu’elle n’était plus d’actualité. Les candidats devaient en outre être titulaires du permis B (ce qui était une exigence à ses yeux étonnante) et avoir les conditions physiques exigées, sans qu’il soit précisé en quoi consistaient lesdites exigences. Enfin, il fallait être de bonne moralité et ne pas avoir, sur le bulletin n°2 du casier judiciaire, de mentions incompatibles avec la fonction visée. Pour le second point, Clara pouvait comprendre ; en revanche, elle se demandait en quoi consistait une bonne moralité et si elle entrait dans cette catégorie du fait de ses aventures sexuelles aussi nombreuses que mouvementées. Mais si elle écartait ce dernier point, la jeune femme pensait satisfaire aux critères exigés. Elle fit donc acte de candidature.
D’abord, il y avait eu les deux épreuves écrites. La première était en rapport avec la spécialité concernée et Clara avait choisi les mathématiques. Quant à la seconde, il s’agissait d’une étude documentaire assortie de questions qu’elle jugea toutes plus simples les unes que les autres. À l’issue de ces épreuves, chaque candidat devait passer des tests psychotechniques sensés évaluer son profil psychologique. Toute note inférieure à 5/20 était éliminatoire et pour être admissible, il fallait se classer parmi les meilleurs candidats. Clara, sans vraiment préparer l’examen, obtint une moyenne de 18 sur 20 et fut sélectionnée. Elle estima qu’il fallait être vraiment mauvais pour ne pas réussir et alla même jusqu’à penser que certains candidats très moyens pouvaient tirer leur épingle du jeu.
La jeune femme fut donc convoquée à l’épreuve orale. Peu à l’aise dans cette discipline, elle se sentait inférieure aux autres candidats. Elle savait qu’ils allaient assurer alors qu’elle serait médiocre. Aussi intelligente qu’elle fût, Clara n’avait jamais brillé par sa vivacité d’esprit et elle en avait pleinement conscience, ce qui augmentait encore son niveau de stress.
Alors qu’elle était plongée dans ses pensées, elle entendit que quelqu’un appelait son nom. C’était à son tour d’entrer dans l’arène. Elle se leva, ouvrit la porte et entra.
— Bonjour ! dit-elle en saluant le jury.
Ce dernier était composé de cinq hommes et d’une femme qui prit immédiatement la parole. C’était la plus gradée de tous.
— Auriez-vous oublié la consigne ? demanda-t-elle.
Clara regarda le jury avec étonnement. Puis elle prit conscience qu’elle avait omis de frapper à la porte.
— Veuillez sortir, mademoiselle ! On recommence !
Le ton était sans équivoque. Clara sortit, referma la porte derrière elle, attendit un instant et frappa. Personne ne répondit. Elle patienta quelques secondes et frappa à nouveau. On l’invita à entrer. Ce qu’elle fit. Puis elle avança de quelques pas.
— Vous ne nous saluez pas ? demanda la même gradée que précédemment.
— Je…
Clara se demandait s’il s’agissait d’un piège. Elle avait salué le jury deux minutes auparavant.
— Décidément, vous avez un problème avec les consignes ! Mais passons… Je suis la capitaine Mairesse. À qui avons-nous l’honneur ?
— Clara Jeminski ! dit Clara.
— Bonjour Clara ! dit le plus âgé des membres du jury. Pouvez-vous nous dire ce qui vous amène chez nous ? Qu’est-ce qui, selon vous, fera de vous une bonne technicienne de la Police scientifique ? Et dites-nous pourquoi nous devrions vous choisir, vous plutôt qu’une autre ?
La capitaine Mairesse regarda l’homme qui avait pris la parole avec un air de reproche. Visiblement, elle comptait mener la danse et elle n’appréciait pas qu’on défie son autorité.
Pendant les quinze minutes qui suivirent, Clara présenta son projet professionnel, lista ses compétences, fit état de sa passion pour le métier, prouva qu’elle avait de l’ambition, promit qu’elle apprendrait vite et bien. De temps en temps, l’un des membres du jury lui posait une question ; chaque fois, elle y répondait avec clarté et précision. Mais durant tout le temps que dura l’entretien, la gradée ne l’interrogea pas. Quand elle reprit enfin la parole, c’était pour lui demander si, à l’avenir, la candidate avait l’intention de suivre les consignes.
—J’étais stressée, s’excusa Clara. J’avais oublié, pour la porte.
— Le stress fait partie de la vie d’un policier, chère jeune fille. Et par ailleurs, ce n’est pas la question que je vous ai posée. Oui ou non, avez-vous l’intention de suivre les consignes à l’avenir ?
— Oui ! promit Clara.
— Vous avez de très bons résultats aux tests psychotechniques, reprit la gradée sans lever les yeux. C’est extrêmement rare. Quant à vos résultats à l’écrit, ils sont tout simplement exceptionnels. J’ajoute que vous avez obtenu votre bac avec brio, et je vois que vous êtes titulaire d’une licence alors que vous n’avez que vingt ans. Alors, je vais vous poser une question simple : mademoiselle, que venez-vous faire ici ?
Clara en resta bouche bée. De toutes les questions qui lui avaient été posées jusque là, c’est la seule à laquelle elle ne sut quoi répondre.
— Je vous écoute, Mademoiselle Jeminski. Pensez-vous que votre profil corresponde à ce que nous cherchons ? En d’autres termes, êtes-vous conforme à nos exigences ?
Clara se demanda ce que venait faire la conformité dans cet entretien. Elle comprit alors que la capitaine ne souhaitait pas recruter des candidats susceptibles d’être plus intelligents que la moyenne, voire plus intelligents qu’elle-même. Sans doute pensait-elle que ceux-ci auraient la tête dure, surtout s’ils étaient peu respectueux des consignes.
La jeune femme décida de ne pas répondre à la question posée et tourna les talons en remerciant le jury de son accueil.
Ce dernier geste et la parole ironique qui l’accompagnait scellèrent son destin.
— Je vous souhaite la meilleure conformité possible, dit-elle en sortant.