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Emballés

[Cette nouvelle figure dans le recueil « Réalité désirée » publié par le groupe INSA en mai 2022 dans le cadre d’un concours de nouvelles. Elle a obtenu le deuxième prix audit concours.]

Le masque vissé sur son visage, Lucien eut soudain une crise d’angoisse. Une pensée larvait en lui depuis longtemps, mais sans qu’il sût pourquoi, elle était devenue une évidence, une certitude. Le jeune homme venait en effet de prendre conscience que rien ne servait à rien, que toute action, quelle qu’elle fût, était vouée à l’échec. Qu’un individu ne pouvait rien contre cette société qui, pourtant, prônait l’individualisme. Que le monde était fichu.

Il jeta un coup d’œil à son chariot, puis aux autres clients qui poussaient eux aussi leur brouette remplie de nourriture et de toutes sortes de produits manufacturés, dans cet hypermarché aseptisé, preuve vivante d’un monde à la dérive. Lui-même ne valait pas mieux que les autres. Digne représentant de l’homo sapiens, il n’était même pas en mesure d’accomplir le centième de ce que son illustre ancêtre était capable de faire. En temps normal, il se serait rassuré et aurait inversé l’argument : il était lui-même mille fois plus performant que n’importe quel chasseur-cueilleur dans bien des domaines ; mille fois plus savant, aussi, ou plus sachant. D’ailleurs, en tant que brillant étudiant en école d’ingénieurs, n’était-il pas destiné au meilleur avenir ? Dans très peu de temps, il disposerait de tous les attributs du jeune cadre dynamique et obtiendrait les meilleures places sur un marché du travail pourtant saturé. Comme ses collègues, il pourrait bientôt se prévaloir d’une valeur financière de plusieurs dizaines de kiloeuros : son revenu annuel.

Mais ce jour-là, ces arguments simplistes et conformistes ne parvenaient pas à le convaincre. Lucien ne pouvait s’empêcher de penser à l’homme préhistorique dont il était le lointain descendant. Au cœur de l’hiver, ce dernier savait s’habiller et se protéger du froid : une peau de bête lui rendait ce service. Et l’animal dont provenait cette peau, il l’avait tué de ses propres mains avant d’en manger la viande. Les os de la bête avaient servi à toutes sortes de choses, y compris à attacher les vêtements entre eux. Pour réaliser ces exploits, il avait eu besoin d’outils qu’il avait lui-même confectionnés. Enfin, quand il avait soif, il se rendait à la rivière toute proche et il buvait. Tout simplement.

Lucien se savait désormais incapable de la moindre de ces actions. Il se rappela soudain un célèbre roman de Barjavel, la nuit des temps, dans lequel l’écrivain relatait la fin du monde, ou plutôt la fin d’un monde, après une monumentale panne d’électricité. Hélas, Lucien avait abandonné la lecture en cours de route, de sorte qu’il ignorait la fin de l’histoire. Les héros s’en sortaient-ils ou périssaient-ils des suites de leurs propres défaillances ? Immobile dans l’allée centrale, Lucien se dit que la catastrophe relatée dans ce texte aurait de bien pires conséquences si elle survenait à son époque, car tout, absolument tout, dépendait de l’approvisionnement électrique. Suite à une simple panne de quelques heures, la quasi-totalité de la nourriture mondiale, tributaire de la chaîne du froid, se périmerait. Au bout de quelques heures supplémentaires, les hôpitaux devraient laisser mourir les malades. Quelques jours plus tard, prostrés chez eux, les gens ne pourraient même plus se servir un verre d’eau au robinet, dès lors que les pompes elles-mêmes ne fonctionneraient plus. Lucien en était convaincu, l’essentiel de l’humanité ne survivrait pas à une banale panne d’électricité si celle-ci durait plusieurs mois.

Le jeune homme regarda à nouveau autour de lui. Les clients s’affairaient, vidaient les rayons, remplissaient leur chariot, se croisaient sans se parler ni se voir, telles des fourmis tellement soucieuses de leur propre intérêt qu’elles en oubliaient la fourmilière, leur fourmilière. Or, qui peut vivre en dehors de sa propre maison ?

Dans cette semi-conscience, il repensa à l’histoire du colibri, cette légende améridienne qui lui avait été relatée par un de ses enseignants, lui-même l’ayant appris des écrits de Pierre Rabhi au moment de la création du Mouvement Colibris. Cette légende racontait l’histoire d’un incendie survenu dans une immense forêt. La plupart des animaux observaient le désastre, impuissants et résignés, hormis un colibri, cet oiseau minuscule et fragile. Ce dernier s’affaira durant des heures, faisant des allers-retours entre la rivière et le feu pour déverser sur les flammes les quelques gouttes d’eau qu’il pouvait transporter dans son bec. Surpris par la ténacité du volatile, les autres animaux tentèrent cependant de le raisonner et lui assurèrent que, malgré ses efforts, il ne viendrait jamais à bout de l’incendie. C’est à ce moment-là que le petit oiseau leur fit la célèbre réplique : « je le sais, mais je fais ma part ». La morale de cette histoire était simple à comprendre : isolé, on ne pouvait pas changer le monde, mais si on s’y mettait à plusieurs, il y avait une chance.

Bien sûr, Lucien connaissait l’autre fin de la légende, celle qui voyait le petit oiseau mourir d’épuisement. Mais il savait que derrière cette conclusion pessimiste, il y avait une double morale. La plus conventionnelle des deux attribuait au colibri un égo surdimensionné qui lui faisait croire qu’à lui seul, il pouvait sauver la forêt. L’autre assurait que face à une échéance épouvantable, fût-elle très probable, mieux valait se battre et garder espoir que de baisser les bras.

Lucien regarda à nouveau son chariot et se mit à sourire sous son masque chirurgical. Puis, il se dirigea vers l’une des caisses du magasin.

*

*      *

Bien qu’elle fût retraitée, Martine avait choisi de faire ses courses le samedi matin dans son hypermarché favori. Elle n’y était pas plus attachée que cela, mais elle connaissait par cœur l’emplacement des produits qu’elle avait coutume d’acheter, ce qui lui facilitait la vie et réduisait le temps qu’elle y passait. Son chariot était rempli à ras-bord, car elle ne s’y rendait qu’une fois par semaine. Elle jeta un coup d’œil circulaire aux nombreuses caisses ouvertes et en choisit une presque au hasard. Elle se positionna ainsi derrière deux jeunes gens qui étaient sur le point de déposer leurs articles sur le tapis roulant : un jeune homme d’une vingtaine d’années et une maman accompagnée de son fils de deux ans. Elle regarda furtivement sa montre et fut rassurée : avec un peu de chance, elle serait chez elle avant onze heures.

Les coudes soudés au chariot, Martine attendait tranquillement son tour quand elle vit Lucien poser ses articles un à un sur le tapis après les avoir calmement extraits de leur emballage. Elle assista ainsi à une discussion ubuesque.

—  Vous n’avez pas le droit de faire cela ! dit l’hôtesse de caisse.

—  Pourquoi ? demanda le jeune homme.

—  C’est interdit ! répliqua-t-elle.

Lucien fit mine d’examiner les alentours, comme s’il voulait vérifier l’information.Cette interdiction n’est stipulée nulle part ! Et comme je ne contreviens pas à la loi en vigueur, j’ai parfaitement le droit de me séparer de ce que je n’achète pas.

—  Je…

—  Je vous confirme que je suis intéressé par ces produits, mais pas par leurs emballages.

—  Je vais appeler la sécurité.

—  Faites donc, chère madame. Et à ce propos, si vous pouviez demander une poubelle, ça m’éviterait d’encombrer le magasin avec mes déchets.

L’hôtesse haussa les épaules et se saisit de son téléphone. Pendant qu’elle expliquait la situation à sa supérieure, Lucien continuait à déballer ses produits. Pour certains d’entre eux, il dut d’ailleurs utiliser son opinel tant le plastique rigide qui les recouvrait était difficile à retirer. Au bout de quelques minutes, une montagne d’emballages s’entassait derrière les produits dont il avait fait l’acquisition : plastique enveloppant les bouteilles d’eau, barquettes diverses recueillant les quelques fruits et légumes que sa maigre bourse d’étudiant lui permettait d’acheter, blister autour de ses stylos-feutres à pointe fine, carton pour protéger son pack de bière, carton encore autour de son tube de dentifrice, carton toujours enserrant ses crèmes-desserts préférées… Rien de bien dramatique en réalité, rien de bien lourd non plus. Mais autant de ressources inutilement puisées sur une planète finie. 

Martine qui avait d’abord assisté à la scène avec une pointe d’amusement finit par s’agacer un peu. Elle avait en effet prévu d’être chez elle à onze heures et cet événement risquait de la retarder. Malgré tout, elle fit contre mauvaise fortune bon cœur.

—  Quelqu’un va venir ! triompha la caissière.

Martine leva les yeux au ciel en signe d’impatience, puis elle se retourna afin de se positionner devant une autre caisse. Hélas, il y avait deux personnes derrière elle et les autres files d’attente étaient tout aussi longues que la sienne. Elle décida de rester là.

*

*      *

Ophélie observait Lucien avec délectation. Elle avait tout son temps. C’était une mère célibataire et elle avait la chance d’avoir un fils dont le calme ferait rêver n’importe quelle maman. Le petit regardait autour de lui avec amusement, absolument heureux d’être assis sur le siège bébé d’un chariot de courses.

— Monsieur ? dit l’agent de sécurité qui venait d’arriver.

— C’est moi ! répondit Lucien, amusé.

— Vous n’avez pas le droit ! menaça-t-il tout en pointant un doigt accusateur vers les emballages que le jeune homme avait regroupés à la fin de ses courses.

— Je vois que vous avez apporté un sac poubelle ! répondit Lucien, victorieux.

Le garde baissa la tête et tendit le sac ouvert devant Lucien.

— Merci à vous ! continua l’étudiant. Cela étant, il est vraiment dommage qu’il nous soit impossible de trier nos déchets et que tout atterrisse dans la même benne. Enfin… j’imagine que vous n’y pouvez rien, mais la prochaine fois, il faudrait quand même y penser.

L’agent de sécurité ne répondit pas. Il avait été formé à rester calme quelles que soient les circonstances et finalement, celle-ci était plutôt cocasse : il en avait connu de bien pires. Au demeurant, en son for intérieur, il était assez d’accord avec Lucien : concernant le sac-poubelle, bien entendu, mais aussi à propos de la démarche elle-même. C’est pourquoi il se chargea lui-même des emballages.

— En tout cas, conclut l’étudiant, je vous remercie de votre amabilité. J’espère qu’un de ces prochains jours, on ne sera plus obligés de vous déranger. Il serait quand même judicieux de laisser des poubelles de tri en fin de caisse, vous ne trouvez pas ?

— Je vous souhaite une bonne fin de matinée ! dit le garde pour toute réponse.

Ophélie exultait. Elle venait de voir un client absolument seul déposer un grain de sable dans un énorme engrenage. Une histoire de colibri lui revint vaguement en mémoire : l’aventure d’un oiseau essayant à lui seul d’éteindre un incendie.

Devant elle, l’hôtesse de caisse restait immobile. Elle la vit se saisir de son téléphone et parler si faiblement qu’elle ne parvint pas à identifier le moindre mot. Trois minutes plus tard, l’agent de sécurité revenait avec son sac-poubelle et, sans jeter un regard à qui que ce soit, il en sortit un à un les emballages qu’il y avait mis afin que la caissière puisse les scanner. Puis il repartit comme il était venu, mais un peu plus penaud qu’à son arrivée.

C’est à ce moment précis qu’Ophélie prit conscience qu’il lui était facile de devenir un colibri. Pendant que Lucien chargeait ses courses dans son chariot, puis payait, elle se mit elle aussi à ôter les suremballages de ses nombreux articles. L’hôtesse leva les yeux vers elle sans formuler la moindre phrase et se saisit du téléphone. Trois minutes plus tard, l’agent de sécurité revenait avec son sac-poubelle… et sa mine déconfite. Il était cette fois accompagné de la directrice du magasin.

Bien que la situation fût amusante, Martine était excédée. Elle allait rater son émission télévisée favorite. Mais elle n’avait pas le choix. Elle prit son mal en patience.

— Bonjour madame ! dit la directrice qui, à en juger par le badge qu’elle arborait, se prénommait Cassandre.

— C’est moi ! blagua Ophélie.

Cassandre ne prononça plus un seul mot. Pensant intimider la jeune maman, elle s’était mise en retrait pendant que l’agent de sécurité présentait un à un les emballages à l’hôtesse de caisse pour qu’elle puisse les scanner dans de bonnes conditions. Puis, il les jeta lui-même dans le sac-poubelle désormais plein.

— Bonne fin de matinée, chère madame, dit-il en partant, suivi de près par sa cheffe.

— Je suis un colibri murmura Ophélie pour elle-même.

Martine regarda sa montre. Elle en était maintenant certaine, elle ne serait jamais chez elle à onze heures.

*

*      *

Nordine était un influenceur. Ou plutôt, c’était un reporter de l’absurde. À moins qu’il fût un simple Youtubeur… ou un Instagrammeur… ou un TikTokeur. En réalité, il était les trois à la fois. Préoccupé par les questions environnementales, il se mettait régulièrement en scène sur les réseaux sociaux pour faire avancer la « cause ». Il le faisait sur un mode décalé ou ironique, une façon comme une autre de passer un message. Ainsi, il lui était arrivé de se filmer en train de déposer des déchets plastiques en pleine campagne, en train d’aller chercher des cigarettes au coin de la rue en voiture, en train d’aérer son appartement, chauffage à fond, en train de déballer une banane sous blister, ou encore en train d’acheter des dizaines d’appareils électroniques inutiles. C’est d’ailleurs pour cette dernière mission qu’il se trouvait là : il venait de réaliser une vidéo sur ce thème et son caddie avait débordé d’objets hétéroclites, tous plus superflus les uns que les autres, qu’il avait ensuite remis en rayon, car évidemment, il n’avait aucune intention de les acquérir. Ensuite, puisqu’il était sur place, il s’était acheté quelques légumes bio en prenant garde à ce qu’ils n’eussent pas parcouru la moitié de la planète pour parvenir jusqu’à lui.

Il se trouvait dans une file voisine de celle de Lucien, à deux mètres de la scène qui venait de se dérouler devant ses yeux… et devant ceux de milliers de followers. En effet, Nordine avait discrètement démarré un direct qui était actuellement suivi par douze mille internautes.

Cette action apparemment anodine déclencha un raz-de-marée. D’abord dans l’hypermarché où il se situait, puis dans des centaines d’autres. En visionnant la vidéo, de nombreux clients se mirent à singer Lucien et libérèrent leurs produits de leurs suremballages. D’autres, observant leurs voisins de caisse, firent spontanément de même, sans savoir que le mouvement était global. Une heure plus tard, la quasi-totalité des supermarchés et hypermarchés de France croulait sous les emballages laissés sur place par les clients.

Quelques minutes plus tard, Nordine et Lucien échangèrent quelques mots et se dirigèrent ensemble vers un bistrot de la galerie marchande afin de mettre au point leur stratégie pour la suite des événements. À peine s’étaient-ils assis qu’ils remarquèrent une vieille dame sortir du magasin sans son masque, ce qui ne semblait gêner personne, tout le monde ayant tout simplement l’esprit ailleurs. Cette femme, dont ils ignoraient qu’elle se prénommait Martine, poussait un caddie rempli de produits dépourvus d’emballages. Elle arborait un magnifique sourire.

*

*      *

Quelques mois plus tard, Lucien et Nordine se retrouvèrent dans le même café pour trinquer devant une bière. Ils étaient satisfaits de leur collaboration. Suite à la première opération « zéro-emballage », d’autres avaient suivi. L’un et l’autre étaient à la manœuvre et ils mettaient en scène leurs actions sur les réseaux sociaux et dans la vie réelle. Dans toutes les régions de France, des événements furent organisés quotidiennement. De simples citoyens se donnaient rendez-vous dans des magasins, y faisaient leurs achats, mais laissaient les emballages sur place. Évidemment, les pays voisins furent contaminés par cette vague environnementale : les actions faisaient tache d’huile. Quelques semaines plus tard, les enseignes décidèrent de réfléchir à la question et réduisirent d’elles-mêmes les emballages, les limitant à leur partie congrue. Ils travaillèrent d’abord sur leurs marques propres, puis les autres marques furent obligées de suivre. Les gouvernements, submergés par cet état de fait, allèrent dans le même sens et légiférèrent ; après tout, il n’était pas si courant de proposer une législation contraignante et souhaitée à la fois par les consommateurs et les distributeurs. L’Union européenne s’en mêla et proposa des directives encore plus ambitieuses qui concernaient la totalité des produits vendus sur le territoire. Très vite, une politique officielle de zéro déchet fut mise en place, ce qui obligea les autres pays à faire de même.

— On a réussi ! dit Lucien.

— Tu as réussi ! corrigea Nordine. Je n’étais que le messager. Toi, tu étais…

Le jeune homme semblait chercher le bon mot.

— Colibri ! affirma Lucien. J’étais un colibri. L’incendie me semblait impossible à éteindre, mais grâce à toi, d’autres colibris sont venus à la rescousse.

Ils firent tinter leurs verres et, plongés dans leurs pensées, ils se turent un instant. Comme c’est souvent le cas après la mise en place d’un projet, une période d’incertitude les menaçait. Leur collaboration touchait à sa fin et ils se sentaient démunis, happés par le néant.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? finit par demander Lucien.

Nordine avait la tête baissée. On eut dit qu’il était ailleurs, ou qu’il déprimait, mais c’était tout le contraire. Au bout d’un moment, il releva la tête tandis qu’un sourire immense se dessinait sur son visage. Devant le regard interrogatif de Lucien, il préféra maintenir un instant le suspense avant de lui faire part de son nouveau projet. Puis, il prit la parole et posa une simple question.

— Que dirais-tu si toi et moi, on s’occupait maintenant du changement climatique ?

Lucien fit mine de réfléchir, mais sa réponse fusa malgré lui.

— Je suis emballé ! conclut-il.

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