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Une petite faim

Ce matin, après avoir fait la queue à une station service dans le but de quémander quelques onces de gazole à deux euros le litre, j’ai décidé de rentrer chez moi, histoire de déstresser un peu. Il faut dire qu’une heure et demi d’attente pour m’alléger de la coquette somme de quatre-vingt euros, ça a tendance à m’agacer un tantinet.

Sur la route, alors que je roulais tranquillement, j’ai entendu un bruit horrible, une sorte de grondement qui semblait venir de l’intérieur de l’habitacle ou du compartiment moteur. Évidemment, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait effectivement d’un problème de moteur dans lequel j’avais, à n’en pas douter, introduit un carburant contaminé par des grévistes qui, allez savoir, avaient peut-être abondamment uriné dans la citerne avant de laisser le camion sortir du lieu de stockage.

Je me suis donc arrêté sur le bord de la route, j’ai coupé le contact et tendu l’oreille. Le grondement, qui s’était dans un premier temps arrêté, a repris de plus belle et, fait extraordinaire, j’ai pu en identifier l’origine : le bruit effroyable provenait tout simplement de mon estomac. J’avais faim.

Je suis plutôt du genre pragmatique. À chaque problème, sa solution », telle est ma devise depuis que je suis en mesure de réfléchir. Ainsi donc, puisque mon organisme réclamait sa pitance quotidienne, je me devais de l’écouter. Mais j’ignorais encore comment lui venir en aide, surtout à faible coût, car je ne comptais pas subir une nouvelle ponction importante dans mes finances déjà fortement affectées par mon récent plein de carburant.

Après mûre réflexion, j’ai pris la décision de me mettre à la recherche d’un endroit où je pourrais déjeuner sur le pouce. Or il se trouve que j’étais à proximité d’un restaurant McDonald’s. Que les puristes me pardonnent s’ils lisent ce terme et le contestent, d’autant que je suis assez d’accord avec eux : McDonald’s est peut-être un lieu de restauration, mais certainement pas un restaurant. C’est la raison pour laquelle je me suis naturellement orienté vers le Drive. Comme ce matin à la pompe, les voitures avançaient au pas. Malgré tout, l’organisation était parfaite et tout semblait aller pour le mieux.

Le problème dans cette sombre histoire réside dans mon amateurisme. Je vais peu dans ce genre d’établissement, de sorte que je n’avais aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir commander pour passer de l’état d’affamé à celui de rassasié.

L’entrée du Drive McDo est ainsi faite que vous ne pouvez rien voir de la carte tant que vous n’êtes pas parvenu à la première borne, celle où vous êtes censé passer commande. Une fois que j’y suis arrivé, je me suis donc mis à lire la carte en entier, afin de faire mon choix. Il y avait là des dizaines de sandwiches différents, eux-mêmes composés de plusieurs ingrédients. Ça n’allait pas être facile, d’autant que la chose risquait de se reproduire si je prenais aussi une boisson et un dessert.

Pour m’aider à choisir, j’ai une méthode infaillible : j’élimine au fur et à mesure. Je lis un plat, puis le suivant, je décide lequel des deux me plaît le plus et je le retiens. Je le compare ensuite eu suivant sur la liste et ainsi de suite. C’est une procédure que je trouve à la fois efficace et rapide. Hélas, ce n’était pas l’avis de la personne qui conduisait le véhicule situé juste derrière le mien et qui, visiblement, déplorait deux choses : que je sois devant lui dans la file et qu’il ne dispose d’aucune arme de destruction massive qui pourrait mettre fin à la fois à ma misérable existence et à son insupportable attente. Il se mit donc à klaxonner abondamment tandis que dans mon rétroviseur, je le voyais lever les bras en signe de menace, faire des grimaces, crier tout seul. Certaines de ses insultes, que je n’aurai pas l’outrecuidance de rapporter ici, me parvenaient à travers ma vitre ouverte.

Évidemment, son comportement a eu deux conséquences assez prévisibles. La première est que j’ai oublié où j’en étais dans mes choix ; la procédure que j’utilisais pour décider de ma commande exigeait en effet une discipline totale, or cet énergumène m’avait tout simplement déconcentré. L’autre raison, plus subtile, était à l’image de mon état d’esprit : en effet, je ne suis pas du genre à me laisser dicter ma conduite par un individu, fût-il très agacé. Je n’avais donc aucune raison d’accélérer la cadence, ce qui aurait été une manière de lui donner raison.

J’ai donc recommencé à zéro ma réflexion concernant ce que j’aurais plaisir à manger, tout en m’excusant auprès de la charmante dame qui prenait ma commande et dont je savais qu’elle serait payée de toute façon. Au bout de cinq longues minutes, j’avais enfin décidé. L’hôtesse m’annonça la somme dont je devrais m’acquitter – plus de douze euros, une fortune ! – et me stipula que le règlement se ferait à la borne suivante.

Dans sa voiture, l’homme situé juste derrière moi ne décolérait pas. Une fois que j’eus avancé jusqu’à la station de paiement, il se paya même le luxe de faire vrombir son moteur, signe, à n’en pas douter, de sa grande intelligence et de son incontestable supériorité. Puis, il fit sa commande, ce qui ne lui prit que quelques secondes, de sorte qu’il se retrouva une fois de plus juste derrière moi, en attendant que j’eusse payé.

De mon côté, j’ai réglé le montant demandé et, ayant constaté que mon poursuivant avait terminé sa commande, j’ai proposé à l’hôtesse de la prendre en charger. Quinze euros de plus. Une autre fortune. J’ai à nouveau avancé.

Quand je me suis retrouvé devant la troisième station, j’ai attendu qu’on me prépare mon repas et qu’on me tende le sac en papier kraft qui le contenait. Derrière moi, le conducteur excédé venait de comprendre que j’avais réglé sa propre commande. Il se mit alors à me remercier chaleureusement. Ses gestes n’avaient plus rien de vulgaire. Au contraire, il me montrait ses deux pouces tendus en signe de félicitations, il me faisait de grands sourire, il joignait les deux mains comme pour me demander pardon. Il devait se dire que je n’étais pas rancunier.

C’est à ce moment-là que j’ai montré mon second ticket à l’homme qui venait de me donner mon repas. Il me mit alors dans les mains l’autre commande, celle de mon successeur. Je l’ai remercié avec un grand sourire, conscient que je venais de me faire vraiment plaisir pour seulement quinze euros.

En démarrant, je n’eus même pas l’outrecuidance de faire un doigt d’honneur à l’automobiliste qui venait de comprendre ce qui lui arrivait. J’eus cependant le réflexe de vérifier que la file de voitures derrière lui s’était largement allongée.

Tout pressé qu’il était, s’il avait vraiment faim, il allait devoir attendre au moins trente minutes avant d’être servi.

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