Prologue

    L’homme se tenait debout face à la fenêtre ouverte. Fumant sa trentième ou quarantième cigarette de la journée, il regardait passer les voitures depuis son appartement. Malgré la fraîcheur extérieure, il était juste vêtu d’un pantalon de jogging et d’un tee-shirt. Il ne ressentait pas le froid. Son froid à lui était intérieur.

    Derrière lui, un poste de radio qui devait avoir son âge diffusait un air de musique classique. Il était une ambiance sonore, une présence, une boîte à oubli, rien d’autre.

    Au loin, l’Escaut s’écoulait paisiblement. Une vieille péniche, emplie de sa cargaison de charbon, avançait à peine, frottant plus que flottant sur l’eau molle du fleuve gris. L’homme la regarda pensivement. L’espace d’un instant, il lui apparut qu’il était lui-même aussi lourd et aussi immobile que le bateau. 

    La cloche de l’église Sainte-Barbe sonna lourdement 18 h. Aussitôt, le parking du supermarché tout proche se transforma en un ventre affamé digérant une foule de consommateurs avides et désœuvrés. Plusieurs hommes sortaient avec des packs de bière à la main. Des jeunes surtout.

    Denain, ville morte, revivait l’espace d’un instant. Il était l’heure, pour les chômeurs et les laissés-pour-compte, d’aller chercher de quoi nourrir leur corps et leur âme. Souvent, ils achetaient aussi de quoi boire. Et alors, ils buvaient pour oublier qu’ils avaient faim, faim d’autre chose surtout. Lui-même n’était pas si différent ; il était comme eux ; il était eux. Et cela, il ne le supportait plus.

    Dehors, ça sentait l’huile chaude. La baraque à frites juste en bas était en train d’ouvrir. L’homme se dit que les choix qu’il avait arrêtés allaient lui faire quitter tout cela : les bruits incessants de la ville qui bourdonne, le goût âcre du tabac dans sa gorge, le gris alentour, la moiteur de l’air froid sur sa peau, l’odeur des frites qui cuisent. Tout ce qu’il exécrait et qu’il aimait à la fois. Tout ce qui faisait qu’il était lui-même. 

    L’homme frissonna. Il écrasa son mégot sur les briques rouges du mur extérieur, le jeta par-dessus bord, ferma la fenêtre, se dirigea vers le poste de radio. L’éteignit.

    Il habitait un quarante mètres carrés à peine. Le séjour était minuscule et encombré. Les murs jaunis par le tabac étaient recouverts de dizaines de photos représentant une jeune femme resplendissante. Sa femme. Maintenant qu’elle n’était plus là, elle était partout. Sur les murs, à l’intérieur des cadres-photos posés sur les meubles, dans ces boîtes à souvenirs empilées dans l’armoire à côté des verres à bière, et peut-être même sur les vieilles cassettes VHS entassées dans le meuble télé.

    L’individu jeta un œil à la rubrique nécrologique soigneusement découpée dans La Voix du Nord et punaisée au mur, près de la télé. On pouvait y lire le nom de celle qu’il avait tant aimée, de ses parents, de quelques soignants. Mais pas celui de leurs enfants, ni le sien. Elle était morte loin de lui et pourtant à quelques kilomètres seulement. Il n’en avait rien su.

    Au milieu de la pièce trônait une de ces vieilles tables en formica datant des années soixante-dix. L’homme s’en approcha, tira une chaise et s’assit.

    Face à lui, il y avait une petite boîte en plastique et à côté, sept chemises en carton posées en éventail comme des cartes à jouer, ornées d’une étiquette où figuraient un nom et un prénom écrits à la main. À l’intérieur de chaque chemise, des feuilles d’écolier noircies d’une écriture fine et serrée reprenaient les coordonnées complètes du protagoniste, une biographie soigneusement documentée, ses habitudes de vie et tout renseignement utile. Sept chemises pour sept personnes qu’il allait éliminer une par une, scrupuleusement. Sept personnes sans qui rien ne serait arrivé, sept personnes qui étaient la cause de son malheur à lui.

    L’homme posa ensuite les yeux sur la boîte et sourit ; elle contenait sept dés en plastique, sept dés identiques, parfaitement communs. Sept, un chiffre magique, un chiffre porte-bonheur celui de ses années avec elle.

 

    Sept chemises pour sept victimes. Sept dés pour sceller leur sort. Et dans le coffre de sa voiture, sept cordes pour les pendre.