3 mai 2020, résidence du marronnier, Artres
Le soleil couchant entre par la fenêtre qui donne sur un parking vide. Josette Martin est assise dans son fauteuil en simili cuir. À deux pas de son lit.
Son univers tient dans ces deux objets du quotidien, et aussi dans cette table sur laquelle, trois fois par jour, on vient poser son repas.
Sa chambre, à cause de la crise du covid, elle ne l’a pas quittée depuis plusieurs semaines, et cela commence à lui peser.
Josette repense à cette époque pas si lointaine où elle était chez elle, parfaitement seule aussi, mais tellement plus libre. Bien sûr, il y avait eu cette affaire de meurtre et la triste fin de son amie et voisine Marie-Thérèse Gernez. La vie n’était déjà pas facile depuis la disparition de son époux et rencontrer chaque jour sa voisine était un rituel essentiel à sa vie bien rodée. La mort de Marie-Thérèse l’avait bouleversée. Maigre compensation, le capitaine Michel Dutour avait tenu sa promesse, il avait découvert le meurtrier…
Il est venu lui rendre visite, Dutour. À plusieurs reprises. C’était avant le confinement.
Josette se sent seule, ou plutôt elle se sent seule au monde. La solitude ne lui a jamais vraiment pesé. L’isolement, oui. Et isolée, Josette l’est, au point qu’elle ne peut plus le supporter.
La vieille dame repense à ce jour maudit où elle a glissé sur le sol encore mouillé alors qu’elle venait de nettoyer sa maison de fond en comble. En tombant, elle s’est cassé le poignet droit et comme elle était couverte d’hématomes, elle a dû être hospitalisée pendant quelques jours. Ensuite, il lui a été conseillé de se rétablir tranquillement dans un centre adapté. Une maison de repos, lui a-t-on dit, un centre de convalescence. La première de ses prisons.
C’est à ce stade qu’elle a pris la décision d’avertir son fils. En fait, elle n’a pas vraiment eu le choix. Une secrétaire lui a demandé qui il fallait prévenir en cas de problème et Josette a compris que le problème en question était du genre « cessation de vie ». Elle trouvait logique que son salopard de fils soit averti en cas de décès, mais elle n’imaginait pas qu’il serait immédiatement mis au courant de l’hospitalisation d’une mère qu’il ne voyait plus depuis quinze ans. Elle ignorait aussi qu’il signerait en son lieu et place des tas de papiers qui la propulseraient dans cet EHPAD.
Tout ça parce qu’elle avait gardé aux pieds ses vieilles pantoufles en lavant sa maison et que, peut-être, elle avait un peu exagéré sur la quantité de savon noir à diluer dans son eau de lavage.
Josette sait qu’elle n’a rien à faire ici et surtout qu’elle devrait pouvoir sortir, qu’elle est une personne adulte en pleine possession de ses moyens. Elle l’a stipulé plusieurs fois aux aides-soignantes, aux infirmières et même aux docteurs. On lui a dit d’attendre, qu’il y avait une procédure, qu’on la tiendrait au courant. Et là-dessus, un virus inconnu a attaqué le monde. L’a attaquée elle. Indirectement. Car la voilà bel et bien coincée dans cette structure qui n’est pas faite pour elle.
Josette tient un livre à la main. Il s’agit du roman de Jonas Jonasson, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire. Elle l’a emprunté à la bibliothèque de l’EHPAD, un peu au hasard. Elle n’en aime pas le style et elle sait qu’elle ne le finira pas, ce livre. Mais le début l’a alertée, lui a donné une idée.
Ce vieux, dans le roman, vient d’avoir cent ans. Il va y avoir une célébration en son honneur, avec quelques officiels. Un siècle, tout de même, ça se fête.
Josette n’a pas cent ans. Elle en a à peine quatre-vingts. Elle est un peu fatiguée, mais mis à part son poignet désormais un peu raide, elle se sent plutôt en forme. Elle ferait bien comme Allan Karlsonn, le héros du livre. Elle pourrait sauter par la fenêtre et atterrir dans les parterres juste en bas, au milieu des fleurs qui sentent bon le printemps. Mais on n’est pas dans un roman. Les fenêtres sont condamnées et puis, ses os sont fragiles, elle le sait désormais. Il est probable qu’elle se les briserait si elle parvenait à sauter du premier étage où elle se trouve.
Josette pose le livre sur la table de nuit et en ouvre le tiroir. C’est là qu’elle rangerait les friandises qu’on lui apporterait si elle avait de la visite, mais covid19 ou pas, elle n’a presque jamais de visite. La veille dame plonge la main au fond du tiroir et en sort un badge. C’est celui d’Amandine, l’aide-soignante qui lui a apporté son repas deux heures plus tôt. Avec le confinement, les gestes barrières, la distanciation sociale, les masques et tout le stress qui va avec, la jeune femme n’a pas remarqué, quand elle s’est penchée pour déposer le plateau, que Josette a, d’un geste furtif mais précis, détaché le badge qui était simplement accroché à sa blouse par une pince.
Il est maintenant 20H30. Josette sait qu’il n’y a quasiment plus de personnel à l’EHPAD. Il y a juste une infirmière qui est dans son bureau et deux aides-soignantes, une par étage. Amandine, qui est de service jusque 22H00, est en train d’aider les résidents à se mettre au lit et elle commence par l’autre bout du couloir. Josette a le temps.
La presque octogénaire se dirige vers la penderie, se saisit de son manteau, l’enfile, puis se dirige vers la porte de sa chambre. Elle y colle son oreille, à l’affût du moindre son. Elle entend Amandine qui souhaite une bonne nuit à Monsieur Durut, ce qui signifie qu’elle va maintenant rentrer dans la chambre de Madame Dequézel. C’est le moment !
Josette sort de sa chambre et referme derrière elle, non sans jeter un œil amusé à son lit ; elle a entassé quelques vêtements sous le drap pour donner l’impression qu’elle est déjà couchée. Dans la pénombre, Amandine n’y verra que du feu ; elle a l’habitude que Josette se couche tôt. Son absence ne sera remarquée que demain.
La vieille dame emprunte l’escalier sans précipitation. Elle sait qu’elle ne croisera personne. Parvenue au rez-de-chaussée, elle se dirige tranquillement vers la porte de sortie et présente le badge devant le lecteur optique. La porte s’ouvre et Josette se retrouve dehors. Elle fait quelques mètres de plus en direction du portillon, espérant fortement que personne n’ait l’idée de regarder par la fenêtre. C’est le point faible de son plan. Elle badge à nouveau, en tremblant un peu cette fois. Elle entend un léger signal sonore tandis que la porte se déverrouille, s’ouvrant sur la liberté. Sa liberté.
À cause du confinement, les rues sont vides. Personne ne la remarquera. Après tout, elle n’est qu’une vieille dame qui se dégourdit un peu les jambes avant de rentrer chez elle. Pourtant, Josette n’a plus de maison, et quand bien même elle en aurait une, c’est là qu’on la chercherait en premier. Normalement, c’est maintenant que la situation devrait se compliquer pour elle, mais Josette sourit. Elle fait quelques pas vers la gauche et prend la rue qui remonte vers la gare. Un plus loin, elle remarque une Peugeot 308 arborant en lettres immenses le logo de la police nationale. Au moment où elle arrive à sa hauteur, la porte passager s’ouvre. Josette pénètre dans la voiture et met sa ceinture.
— Bonsoir Josette, dit Dutour.
— Bonsoir Michel, réplique Josette. Vous aviez rien de plus voyant comme véhicule ?
Le capitaine baisse la tête.
— J’ai pas su démarrer la mienne. Faut dire que je l’ai pas utilisée de tout l’hiver. La batterie est morte.
— Vaut mieux elle que moi ! répond Josette.
Ils se mettent à rire de bon cœur pendant que Dutour démarre.
— Si vous voulez que ça dure, Michel, je veux dire si vous voulez que je meure pas à votre domicile, ça vous ferait rien de relever votre masque au lieu de le laisser autour de votre cou ?
Dutour ne supporte pas cet ustensile qui, pense-t-il, l’empêche de respirer, mais il obtempère. Il est peut-être capitaine, mais ici, ce n’est pas lui qui commande.C’est quand déjà, votre anniversaire, Josette ?
— Dans un mois. Et croyez-moi, je suis pas comme ce Karlsonn. J’ai bien l’intention de le fêter.
Dutour ne relève pas. Il n’a pas la moindre idée de qui est ce Karlsonn. Sans doute un résident de l’EHPAD.