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Eugène

— Vous connaissez la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ?
— Eugène…
— Quoi, Eugène ?
— Il est mort ce matin.
— Eugène ?
— Oui ! Eugène.
— Eugène… Eugène… Attendez voir. Quel Eugène ? J’en connais plusieurs.
— Eugène ! Le mari de la fille Wifess. Celle dont la mère tenait l’épicerie du temps de Monsieur Pilou ! Vous vous souvenez de Pilou ?
— Bien sûr que je m’en souviens ! Il s’est marié le jour de ses soixante et onze ans…
— C’est ça ! Avec une Parisienne, je crois. Une qui ne se prenait pas pour madame Valjean. Quel âge avait-elle, déjà, le jour des noces ? La trentaine, je crois ?
— Oui ! J’ignore ce qu’elle est devenue…
— Elle s’est remariée il y a quinze ou vingt ans. Avec le boucher, si ma mémoire est bonne. Elle l’a soigné jusqu’au bout.
— Il n’empêche qu’il vendait de la bonne viande, ce boucher.
— Et c’était une force de la nature, avec ça. Il aurait porté deux cent cinquante livres de viande sur ses larges épaules tout en rou­lant une cigarette.
— C’est vrai qu’il fumait beaucoup… C’est ce qui l’a tué, d’ail­leurs. Un cancer, il me semble.
— Un cancer, un cancer… Comme vous y allez ! On n’en sait rien, il faut se méfier des rumeurs. Il est mort, un point c’est tout.
— Il n’empêche qu’il faisait de ce jambon… J’en ai encore l’eau à la bouche.
— Et son saucisson, alors?… Son saucisson sec…
— Je préférais ses rillettes. Je m’en serais fait éclater la panse.
— C’est vrai ! Ses rillettes… Avec le pain du père Cruchon…
— Du pain ?… Du gâteau, plutôt !
— Quand j’en mangeais, de ce pain, j’avais l’impression de me re­trouver au beau milieu d’un champ de blé, avec des coquelicots par­tout et du soleil qui me réchauffait la peau et l’âme. Ce pain, c’était le festin des pauvres.
— C’est bête que sa femme l’ait quitté…
— Il paraît qu’il buvait
— On dit que c’est à cause de cette traînée…
— On dit ce qu’on veut ! Rien ne prouve.
— Quand elle est partie, son pain n’a plus rien eu à voir.
— Le Cruchon, il avait du mal à gagner sa croûte. Si je puis dire.
— Pourtant, il n’y avait pas encore la supérette, en ce temps-là… Il n’avait pas trop de concurrence.
— C’est vrai, mais il ne le vendait pas assez cher, son pain. Il ne pouvait pas s’en sortir. Quand il s’est retrouvé seul pour faire tourner la boutique, ça n’a pas arrangé les choses. Surtout que sa femme s’était remise avec le boulanger du village voisin… C’est ça qui l’a achevé, je crois. À la fin, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Un mort-vivant.
— À propos, de quoi est-il mort ?
— On l’a retrouvé noyé la tête dans un ruisseau, dans à peine quinze centimètre d’eau.
— Il a été regretté, le pauvre !
— Son fils ne s’en est jamais vraiment remis. Vous pensez, à quinze ans, avoir un père alcoolique et une mère putain…
— Il y a bien eu sa tante, Monique Elle l’a élevé après le drame. Mais c’était aller d’un extrême à l’autre.
— Oui ! Une sacrée bigote, celle-là.
— Et médisante, avec ça.
— Une commère comme on n’en fait plus.
— Elle est morte dans son sommeil, la veinarde !
— Ce garçon, elle l’a traîné à l’église. Allez donc expliquer à un gamin dans son cas qu’il y a un Bon Dieu quelque part…
— Ce n’était pas une raison pour qu’il se mette à piller l’argent des troncs.
— Ce sont des commérages. On ne l’a jamais pris la main dans le sac.
— La boîte noire du curé, c’est son confession Et il était bien placé pour en savoir plus que n’importe qui sur les affaires d’ici. Je crois que ces rumeurs, c’est lui qui les a fait courir.
— Possible… Ce curé, comment s’appelait-i1, déjà ?…
— L’abbé Plate.
— Ah oui ! Eh bien l’abbé Plate, il aurait pu essayer de comprendre ce gosse au lieu de le persécuter.
— Et de 1’humilier ! Mais paix à son âme. C’est vrai que cet homme d’église n’avait jamais cassé quatre pattes à un canard, mais il était juste.
— Pour en revenir au petit Cruchon, c’est bien à l’église qu’il a rencontré la fille Pouille ?…
— Oui ! Une grenouille de bénitier qui n’allait dans la maison de Dieu que pour montrer ses belles robes.
— Et les enlever dès qu’un garçon lui plaisait.
— Elle faisait ça derrière la sacristie. À deux pas du cimetière. Je parie que ça devait l’exciter de côtoyer la mort à ce moment-là…
— Pauvre petit Cruchon ! Pensez-donc, à dix-huit ans… Amoureux comme il l’était, il n’a pas supporté d’être le seul au village à ne pas lui être passé dessus, à la fille Pouille. Avec ça, elle ne lui adressait la parole que pour le faire enrager encore plus…
— Je crois que c’est en allant sur la tombe de son père qu’il l’a vue pour la première fois en train de s’amuser avec les gars.
— Quand on l’a retrouvée assassinée dans la ferme de son père, trans­percée de plusieurs coups de couteau, tout le monde savait ici que c’était le fils Cruchon qui avait fait le coup. Après tout, elle n’avait eu que ce qu’elle méritait, la garce !
— Heureusement qu’on s’est tus. Ou malheureusement… En tout cas, les gendarmes n’en ont jamais rien su. Ils ont conclu à un crime de rô­deur.
— Quand le père Pouille est allé attendre le petit à l’arrêt de bus, on savait bien que ça n’était pas pour fêter avec lui l’ouverture de la chasse…
— C’était quelqu’un, le père Pouille ! Mais tuer de sang-froid un gamin de dix-huit ans, tout de même…
— L’assassin de sa fille, ne l’oubliez pas !
— C’est vrai. Mais quel gâchis, tout de même… La ferme est tombée à l’eau quand on l’a emprisonné.
— Oui ! Sa femme a bien essayé de la reprendre un moment… Et puis, elle a juste gardé quelques bêtes. Mais elle ne s’en sortait pas. Il fallait qu’elle se trouve un compagnon. À la mort de son mari en prison (une mauvaise grippe, à ce qu’on disait), elle s’est remise avec Jules Taquet, le fils de l’ancien marchand de charbon.
— C’était moins fatiguant pour elle… Et puis, le charbon, ça rapportait à l’époque. Alors, l’héritage devait être confortable. Quand je pense que le Jules était aussi le croque-mort…
— Il a dû en voir passer, des dépouilles !
— Il paraît qu’on s’y fait.
— Sauf quand on perd son petit-fils de cinq ans à cause d’un chauffard alcoolique. À partir de là, on ne l’a plus recon­nu, le Jules… Et la fille Pouille s’est à nouveau retrouvée seule.
— De quoi est-il mort ? Je ne me souviens pas.
— On n’a jamais vraiment su. D’ennui, j’imagine. Il a tout simplement attendu la mort, et sa vieille compagne a fini par venir le chercher.
— Je me rappelle encore la tête de mon pauvre mari quand le Jules est venu en personne commander son cercueil. Au cas où, qu’il disait. Il le voulait tellement beau, son pardessus-sans-manches, que mon époux a mis des semaines à le fabriquer.
— Il a été prêt à temps ?
— Le cercueil ou mon mari ?
— Le cercueil !
— Oui, tout juste.
— Quelle histoire, tout de même…
— Sans compter que ça ne lui a pas porté chance, à mon mari, de vouloir ainsi devancer la mort…
— ?…
— Oui, il est parti peu après. Une embolie pulmonaire pendant que je faisais les courses…
— Le médecin n’a rien pu faire ?
— Oh, vous savez, le docteur Duchemin avait dans les soixante-quinze ans. Le temps qu’il arrive, le corps de mon pauvre André était déjà presque froid.
— Vous lui en avez voulu, à ce médecin ?
— Disons que sous le coup du choc, je l’ai un peu insulté.
— Il est mort comme ça, devant vous, je crois, terrassé par une crise cardiaque, à ce que les journaux ont raconté.
— Juste retour des choses !
— Et qui lui a fait son cercueil, du coup ?
— Il en restait quelques-uns en stock chez Jules. La mise en bière, c’est Charles Nivelle, le maçon, qui s’en est chargé. Il avait l’habitude de donner un coup de main à Jules, alors il a continué un moment, le temps qu’une entreprise de pompes funèbres reprenne le marché comme on dit aujourd’hui. C’était quelqu’un, le Charles !
— Vous pouvez le dire. Il vous faisait un château en deux temps, trois mouvements, avec quatre briques et deux doigts de ciment. Le tout pour trois fois rien. Maintenant, si vous voulez une maison, ça vous coûte un bras.
— Deux, je dirais !
— Ah, Charles… Maçon, croque-mort, poète et musicien… Il jouait du piano comme un dieu.
— Et sa voix, alors ?… C’est qu’elle en a fait frémir, des femmes, cette voix-là !…
— Moi-même, je dois dire qu’elle me faisait battre le cœur.
— J’ai hésité entre lui et mon pauvre mari, il y a de cela une cinquantaine d’années. Mais la musique et la poésie, c’est bien beau mais ça ne nourrit pas une femme et des enfants. Alors, j’ai choisi André.
— Moi, je lorgnais plutôt sur son cousin, le forgeron.
— Le fils du maréchal-ferrant ?
— Oui C’était quelqu’un aussi ! Fort, généreux, travailleur et Et il ne buvait pas une goutte d’alcool. Le parfait époux. Il n’a pas voulu de moi. Je crois qu’il était de la jaquette.
— Ne parlez pas si fort, on pourrait vous entendre… D’ailleurs, il était marié…
— Il n’a pas eu d’enfant. Vous n’avez qu’à en tirer les conclusions…
— Ah oui, c’est vrai. Je me demande bien qui va hériter.
— Pourquoi parlez-vous d’héritage ?
— Je me tue à vous dire qu’il est mort ce matin.
— Ah bon ?… Pauvre Eugène.

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